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Monde
En route vers la Nouvelle-France !
Missionné par Le Messager, Jean-Eude Martin a du enfiler le costume de marin afin de nous faire vivre l’éprouvant voyage jusqu’à Québec. Embarquons avec lui sur la Sainte-Sophie pour une mission économique et coloniale loin d’être de tout repos.
Le 13 mars 1674 au matin, moi, Jean-Eude Martin, grand reporter, je suis prêt à embarquer pour le reportage qui m’a été demandé par notre bon roi Louis. L’on me missionne d’accompagner une expédition commerciale de La Rochelle jusqu’à la ville de Québec avec ses marchandises et ses colons. Je dois ainsi rendre compte du quotidien d’un navire marchand, de son équipage et des candidats à la colonisation de la Nouvelle France.
Départ de Saint-Jean d’Angély jusqu’à l’appareillage à La Rochelle
En route à dos de cheval, j’en aurais sûrement pour deux jours jusqu’au port de La Rochelle. Je remarque que le commerce s’est amélioré car les effets du siège de Saint-Jean-d’Angély en 1621 par l’armée royale contre les protestants se sont estompés.
J’arrive enfin à destination du port. Je me présente au capitaine du navire qui me dit que le voyage sera long de neuf semaines environ, sauf si le vent nous fait défaut. Je finis ma discussion avec le capitaine tout en observant des colons sortir des auberges qui donnent sur le front de mer. Ils semblent peu attentifs à la beauté du paysage qu’ils s’apprêtent à quitter. En effet, le soleil vient se glisser entre les deux tours légendaires qui encadrent l’entrée du port : la Tour de la Chaîne et la Tour Saint-Nicolas et se reflète dans l’eau de mille feux. Mais pour eux l’appel de l’aventure est plus fort que tout, ils sont une dizaine à faire la traversée avec le chargement de marchandises. Certains fêtards sont embarqués par les autorités au dernier moment, ils découvriront leur destination une fois leurs esprits retrouvés.
Je monte sur le navire puis un marin breton me parle, comme souvent, la majorité de l’équipage est breton ou basque. J’ai beaucoup de mal à comprendre cette langue qui m’est inconnue, mais il fait l’effort de m’expliquer en français que nous sommes sur la Sainte-Sophie, une flûte qui fait 36 mètres de long par 10 de large. Il m’informe que la ville de Québec a été fondée en 1608 par Pierre Duguas de Mont né à Saintes, et Samuel de Champlain né à Brouage. Après quelques heures d’attente, nous levons enfin l’ancre et débutons notre long voyage.
A boire et à manger
Le lendemain matin, je me réveille tout doucement, un peu étourdi par le roulis de la flûte. Après m’être habillé, je monte sur le pont et croise le capitaine Matthieu. Il me propose alors de me faire visiter son navire, qui allait me servir de seconde maison pour les deux mois à venir. J’avoue que j’étais impatient de découvrir l’envers du décor. Arrivé dans la cale, je vois tellement de choses que je me crois dans une énorme boutique. Je remarque immédiatement les barils de poudre à canon, utiles en cas d’attaque. « Voilà pourquoi aucun feu n’est toléré dans la cale ! », me précise le capitaine, d’un ton qui n’admet aucune contestation. Sur la droite, je vois les réserves de vivres pour au moins soixante jours : des légumes secs, de la morue séchée ou salée, du hareng, de l’huile d’olive, du beurre, des céréales, des fruits à coque, du sel et de la farine. Côté boissons, des barriques d’eau (environ soixante litres par personne), mais surtout de l’alcool avec du cidre, du vin et de l’eau de vie. L’alcool est bien utile car l’eau douce devient vite fermentée, visqueuse et garnie de larves d’insectes.
Devant les barriques de poudre se trouvent les produits manufacturés qui sont exportés vers le Nouveau-Monde afin de ravitailler les colons : des toiles, des draps dont des pinchinats du Poitou, du fer, du papier, des armes, des outils. Il y a également des poteries qui servent d’ustensiles de cuisine : des assiettes, des grands plats creux et des plats ornés de glaçures vertes, typiques de la production de la Chapelle-des-Pots. Quelle ne fut pas ma surprise quand le Capitaine me dit qu’un certain Jean Aumier faisait partie du voyage ! Je l’avais rencontré lors de ma visite d’une fabrique de poteries à Écoyeux. J’ai pu ensuite discuter longuement avec lui de son projet de migrer à Québec pour s’y installer.
Âmes sensibles, s’abstenir !
Après un repas léger, je me dirige vers l’entrepont où il fait très noir malgré le soleil radieux dehors. L’entrepont n’est pas très haut et il est difficile pour moi de me mettre debout. Cet endroit ne comporte presque pas d’ouverture, j’imagine que la puanteur doit y être insoutenable après quelques jours en mer. Les marins et les passagers dorment à même le sol sur des paillasses humides où ils risquent de se faire grignoter les oreilles, les doigts et les yeux par des rongeurs affamés. Heureusement pour moi, le capitaine m’a accordé l’honneur d’une cabine. Finissant de visiter le navire, je remarque un attroupement sur le pont. Je m’en approche et vois un marin suspendu par les pieds grâce à une simple corde. Il aurait volé de la nourriture et du vin dans la cale mais a eu de la chance puisque la punition aurait pu être plus brutale. Il finira juste à la baille sous les quolibets des autres matelots.
Au bout d’une quinzaine de jours, le vent tombe et le navire sombre dans l’ennui. Je vois alors des matelots commencer à jouer aux jeux de hasard mais aussi à se faire tatouer. Un matelot m’interpelle et me demande si je veux un tatouage. Après réflexion, j’ai accepté de me faire tatouer une ancre marine sur l’avant-bras gauche. J’ai ainsi eu l’impression de faire corps avec ces hommes de la mer qui affrontent la mort à chaque traversée.
Le 18 avril, en me rendant sur le pont, je vois un homme à terre qui paraît souffrir grandement. Je constate qu’il a la peau très sèche et couverte de pustules. Je le soutiens jusqu’à l’infirmerie où je découvre d’autres marins dans le même état que lui. Certains sont sans dents et leurs gencives putréfiées dégagent une odeur très forte. « C’est le scorbut !, me dit le médecin de bord d’un air désabusé. Voici ce qui arrive aux courageux marins qui s’embarquent pour deux voyages d’affilée ! » Il m’explique ensuite que les symptômes du scorbut se manifestent au bout de quatre ou cinq mois de navigation.
Avis aux apprentis marins : ce métier est dangereux car les maladies, les luxations et les fractures sont légion et se faire opérer en mer à la simple lueur d’une chandelle peut être douloureuse. Faites attention aux insectes dont les puces et les poux qui peuvent provoquer le typhus, la typhoïde et la malaria car ce sont des infections mortelles. Les excréments d’animaux provoquent le tétanos, le navire doit être lavé à grande eau tous les jours. En cas de décès et pour des questions d’hygiène, les marins savent que la mer sera leur dernière demeure, ils sont jetés par-dessus bord, un boulet de canon attaché aux pieds. De plus, outre les maladies, le navire peut être capturé en temps de guerre par nos adversaires, les Anglais surtout, et par les corsaires. En temps de paix, le risque est de voir surgir un navire pirate !
Un petit tour et puis s’en va
Après deux mois de traversée en mer, on aperçoit les côtes du golfe du Saint-Laurent. Mais le voyage n’est pas terminé car il nous reste encore deux ou trois semaines de navigation pour arriver à Québec. Le navire ayant subi des avaries pendant la traversée, nous nous arrêtons quelques jours à Gaspé pour nous approvisionner en vivres et réparer le bateau. Puis, nous arrivons enfin à Québec où nous pouvons décharger les marchandises. Après quelques jours à terre, La Sainte-Sophie est à nouveau chargée, cette fois de produits coloniaux : des fourrures appelées pelleteries, de l’huile de morue et de baleine, du poisson séché.
Nous avons dit adieux à nos passagers en leur souhaitant bonne fortune en Nouvelle-France, puis nous avons repris la mer en direction des Antilles pour compléter la cargaison. Une tempête se lève, secouant dans tous les sens la flûte. Les voiles commencent alors à tomber, jusqu’à ce qu’un marin essaye de les hisser haut. Comble de malchance, une lame gigantesque a balayé le pont et l’a emporté. Nous lui avons lancé une bouée mais la violence de la tempête rend impossible tout autre tentative de sauvetage. Nous avons perdu ce jour encore un de nos camarades.
Au bout de trois semaines, le 4 juin, nous arrivons enfin à Saint-Domingue. Nous déchargeons les marchandises, puis nous nous approvisionnons en nourriture et en eau douce. Le Capitaine et son second inspectent minutieusement le navire et font réparer les quelques avaries causées par la tempête. Il ne fait aucun doute, La Sainte-Sophie est de bonne facture et continuera de fendre les flots, le pavillon royal flottant fièrement au vent, encore très longtemps. Au matin, nous finissons par nous procurer des produits exotiques comme du sucre, du café, de l’indigo, du tabac et du coton.
La longue route du retour commence alors et suis très excité à l’idée de revoir ma famille et ma maison. Je me prends à repenser au sonnet de Joachim du Bellay : « Heureux qui, comme Ulysse a fait un beau voyage / Ou comme cestui-là qui conquit la toison / Et puis est retourné plein d’usage et raison / Vivre entre ses parents le reste de son âge ! ». Je suis comme le poète se languissant de son petit village. Mais il s’en fallut d’un rien pour que je ne revisse jamais « le clos de ma pauvre maison » car sans prévenir, une poutre qui était accrochée à la voile, cède au moment où je passe. Me voilà avec une jambe facturée et je dois alors rester couché jusqu’à ce que nous arrivions. Après un total de cinq mois de mer, La Rochelle apparaît enfin à l’horizon. Le déchargement du navire commence immédiatement. Les produits exotiques sont réceptionnés par les négociants qui les redistribueront dans toute l’Europe. Les fourrures iront quant à elles en direction de Niort où les artisans chamoiseurs pourront les travailler et les vendre sur les marchés français et européen. Toujours blessé, je dois me contenter d’une charrette pour revenir à Saint-Jean-d’Angély et y retrouver les miens.
AA.VV. 4e et coll. B. Martinetti
Illustrations : La flûte Ste Sophie ; Destination : Québec